RUDYARD MIMING ET LA FRANCE
par ANDRE MAUROIS Cette histoire pourrait etre un symbole asses exact de la vie de Kipling lui-meme. II a commence -la vie en homme d'action. 11 a vecu parmi ceux qui travaillent et luttent. II a appris d'eux a venerer lc Dieu des Choses Telles qu'Elles Sont, a mepriser les bavards et les menteurs, A respecter l'Univers et les loii, les dures lois de in Jungle. Puis, a trente ans, ayant deja dit l'essentiel de ce qu'il avait A dire, ayant compose en dix ans plus de chefs- d'oeuvre qu'aucun homme de ce temps en In plus longue des vies, ayant conquis une gloire telle qu'une grave maladie de sa trentieme annee fut des Ions consideree comme un malheur universal, le sage alla vivre en ermite dans les campagnes anglaises.
C'est en vain qu'on a voulu le peindre comme un partisan politique. Qu'importait a Kipling, qui vivait hors du temps, la victoire de tel ou tel petit homme ? Ce qu'il voulait, c'etait que son pays conservat les vertus qui lui avaient permis de conquerir et de gouverner un immense Empire ; c'etait que l'humanite n'oubliat pas les belles et terribles Lois de Ja Jungle, hors desquelles it n'y a que desordre, anarchic et misere pour tous. De emps a autre, quand la montagne menagait de s'ecrouler sur les siens, l'ermite sortait de sa retraitc et criait aux siens : " N'oubliez pas ! . . ." Par ses poemes, il creak un lien vivant entre tous les peuples de l'Empire ; en temps de guerre, it rappelait les conditions de la victoire ; en temps de paix, les conditions de in securite ; en tons temps le respect du par tous au Dieu des Choses Telles Qu'elles Sont.
Kipling enseignait une morale eternelle, herciique et dune. Mais non point doctrine theorique. Sa morale etait faite d'images et de portraits. Un jeune lieutenant, un administrateur civil qui sauve un district, un planteur de coton, un mecanicien, tell etaient ses heros. " Bs rneurent, ou se tuent de travail, ou brisent leur sante pour que l'Empire soit protege de in mort et de la maladie, de la famine et de la guerre, et un jour capable de se gouv- erner lui-meme." Kipling, qui, de ses yeux si vifs sous les sourcils broussailleux, avait bien observe les actions des hommes, etait sans illusions. II ne haissait ni ne meprisait l'humanite. Au contraire il la jugeait capable de grandeur, mais it savait que Moultrie, merne quand il se croit civilise, vit sur une frange etreite au- dela de laquelle ip n'y a plus que le chaos. Et l'ermite veillait sur ses villageois. En particulier nous, Francais, lui devons une recon- naissance &nue, durable, pour avoir fait de nous a l'Angleterre une peinture si genereuse. 11 aurait pu, en un temps de rivalite franco-anglaise, avoir des prejuges ; il en avait eu dans sa jeunesse ; mais son grand respect pour les choses telles qu'elles sont ne lui permettait pas d'accepter sans controle ces images deformees des peuples que creent polemiques et passions. Kipling ne recevait pas ses images des autres. II allait voir, et enregistrait avec une merveilleuse exactitude cc qu'il voyait. In- lassablement, pendant des annees, ii courut les routes de France. II connaissait leurs noms, leurs gites d'etape, les paysages qu'elles traversent ; it avait parle avec les paysans de toutes nos provinces ; it savait que " la poussiere est blanche a Angouleme, que le soleil est chaud a Blaye et qu'en passant pres de Langon on commence a sentir l'odeur de la resin et des pins " ; it savait que " la vraie force de la France, c'est le sol et il reconnaissait en chaque paysan frangais un frere infiniment estimable qui, comme lui, avait compris les Lois de la Jungle et les respectait a sa maniere.
Je voudrais que ehaque Francais put lire cc petit livre: les Souvenirs de France. B y verrait comment le genie permet de franchir les hautes barrieres de l'histoire et des moeurs pour aller droit au coeur d'une civilisation etrangere ; it y trouverait la precieuse confirmation des raisons qu'il a lui-memc de croire en la force et en l'avenir de son pays.
" Un pays oh les hommes, les femmes, les enfants et les chiens tiennent to travail pour uno part normale de l'existenco est un pays qu'on n'a pas conuno on vent, kora Kipling . . . Cette vertu de labeur s'accompagne d'une habitude d'economie en toutes choses qui fait que to reste ne coilt,o plus rien . . . ` Monsieur, vous oubliez un sou! ' Co n'.est pas In somme qui importe, c'est le principe . . . Et cetto habitude do so priver, cotta acceptation d'uno vie dure fortifie le tissu moral."
Au hasard de ses promenades frangaises, Kipling parle avec des gendarmes, avec des masons, avec un veteran de 70 qui, sur la route du Canigou, discount sur le ton d'Anatole France, avec un facteur rural qui a ate a Madagascar, avec un marmot du Beam, avec un camion- neur de Digne, avec le victor Clemenceau . . . De tons il tire des faits, des images precises, des " choses telles qu'elles sont." J'aime son ton d'interrogation pressante qui va directement au probleme essentiel. A Poincare, apres le sauvetage du franc en 1926, il demande quelle a ate in repercussion humaine des mesures prises ; Clemenceau i1 dit : " Voyons, apres ce qu'ils vous oat fait, que pensez-vous des hommes ? " Et Clemenceau, le cynique et pessimiste Clemenceau, alors tout proche de la mort, repond : " Les hommes ? Ils no sont pas si mechants . . . Qu'e4-co qu'ils m'ont fait ? Bien du tout . . . Los hommes, allez ! . . . Au bout du compte, its valont miens qu'on no c:oit."
"Et voila," conclut Kipling, " quelques-unes de mes raisons d'aimer la France." Et voila, dirons-nous notre tour, quelques-unes de nos raisons d'aimer Kipling. 11 voyait clair et il voyait grand. Il savait embrasser d'un meme regard le passe et le present. 11 peignait mieux que personae les luttes qui avaient, au tours des siecles, oppose son pays au notre. Mais c'etait, parce qu'il avait rime noble, pour y trouver des raisons de louer un adversaire digne d'estime. " Pardonnons-nous les vieilles fatalites que n'effacera nul pardon . . . 0 France there a toute time eprise du genre humain."
0 Kipling cher a toute time eprise d'heroisme et de dure verite,„ demeure pour ton peuple comme pour le notre le sage, le saint que l'on va consulter quand la folie des hommes ou la fureur des choses ont mis les villages en peril. La vie est trop courte pour que chaque joueur puisse, lui-m eine, retrouver les lois de la defaite et de la victoire ; toi seul avais su enseigner a tes " louveteaux " comment " le grand jeu de la vie a ete joue par les meilleurs joueurs." Toi seul, en un temps d'orgueil et de mensonge, avais compris que la civilisation, notre bien unique, est un tres fragile edifice qui repose sur quelques regles precises et impitoyables. Toi seul avais su incarner ces regles qui, abstraites, eussent ete inefficaces, en des legendes et des poemes qui demeureront eternelle- ment vivants. Longtemps encore, parce que de jeunes hommes, chez toi comme chez nous, to liront, s'accomplira dans les times des hommes le Miracle de Rudyard Kipling,