17 MARCH 1933, Page 9

Les Spectres et la France

PAR ANDRE MAUROIS.

DANS une ravissante piece de Giraudoux qui vient d'être jouee A Paris, nous voyons une petite ville francaise, troublee par les apparitions d'un spectre. Seule une jeune fille le voit et l'entend, car les vierges connaissent l'attente et le respect du mystere. Mais la vie des plus incredules en est transformee. Tout change. Des evenements inouis surprennent des citoyens casaniers. Le gros lot de In loterie est gagne par un pauvre et non, comme il convient, par un.millionnaire ; la motocyclette echoit A tin jeune homme sportif et non a la Superieure des bormes soeurs. Les fonctionnaires deviennent senti- mentaux, les enfants heureux, et les horrunes avouent leurs sentiments veritables. Enfin la societe est en danger. Cela ne peut durer ainsi.

Mais la France n'aime pas les spectres et sait les exorciser. Le Controleur des Poids et Mesures declarers son amour A in jeune fine, et aussitet celle-ci verra naitre en elle les pensees le plus raisonnables. Elle pena...ra la famille, a In cuisine, et au romanesque attrait d'une carriere qui la .promenera de Gap A Bressuire, de Vary- le-Francois a Domfront, pour se terrniner (cercle superieur du Paradis des Fonctionnaires) a Paris. Car il est sain qu'entre la France et la fantaisie s'interpose l'administra- tion, qu'entre le Francais et la mort s'interposent les bruits de la vie : le concert de la Philharmonique, les cloches de la grand' mess; l'orateur officiel : (" Popula- tions laborieuses . . . Attachement inebranlable A nos institutions . . "), les joueurs de manille (" Le ROi—C'est un bel homme "), enfin les marteaux du forgeron et les cris du racommodeur de porcelainc et de faience._ Le _spectre se sent vaincu. 11 disparait. La petite vile ne le reverra plus et voici que dep.,. au nouveau tirage de la loterie, c'est un cul-de-jatte qui gagne la motocyclette. Tout redevient absurde, mais sainement, traditionnellement, rationnellement absurde. Moliere a triomphe de Pascal. La France est sauve.- Ii y a beaueonp de profondeur en cc poetique merle. C'est vrai que le Francais n'aime pas les spectres. Les attitudes envers le fantastique d'un Francais, d'un Anglais ou d'un Allemand, sont entierement differentes. Je me souyiens d'avoir traduit jadis un charmant livre anglais : . La femme changee en renard, de David Garnett. C'etait l'histoire un peu folle d'une femme qui devient soudain renarde, et de l'amour fadele de son pauvre man, qui finit par mourir, en voulant la sauver des ehiens, au temps de la chasse a courre.

%halals livre ne me valut telle correspondence "Monsieur, m'ecrivait un lecteur, je vous avais jusquift cc tour tenu pour un homme raisonnable. Qu'arrive-t-il ? Etes-vous devenu fou ? "—" Sur la foi de votre nom," m'ecrivait un autre, " j'ai achete ce livre, croyant qua c'etait un roman serieux. C'est bien la derniere fois, monsieur, que je vous donne ma confiance." Et to medecin du village que j'habite l'ete vint me voir et me dit : "Mais enfin . . . Une femme ne peat pas etre changee en renard . . . C'est physiologiquement impossible."

Aussi voyons-nous que, dams la litterature francaise, le fantastique est assez rare. Les contes de fees eux- memes y ont je ne sais quel air tranquille et sage. Une morale humaine y eorrige l'arbitraire des magiciens et des sorcieres. Les chateaux franc/11s ne sont pas hantes par des fantomes comme ceux d'Ecosse ou d'Allemagne. Que ferait un fantome parmi des etres qui ne croient pas. en lui ? II se sentirait depayse et malheureux, comme le spectre de Giraudoux. C'est en Angleterre que j'ai entendu l'un des hetes d'une maison se plaindre tres serieusement de ne pouvoir dormir parce qu'il occupait la chambre hantee et que le revenant, toute la nuit, lui arrachait ses draps. " Demandez A, changer de ehambre, lui dis-je, et meme, si nos hetes le permettent, je prendrai bien volontiers la votre." 11 me regards, avec un peu de surprise. "Et comment avertir notre hote ? me dit-il . . On ne peut tout de meme pas parler a un homme de sea propres fantemes."

Cette vie simple et toute de surface, cette acceptation d'une monotonie raisonnable, cc refus de l'extraordinaire, est-ce pour la France un force ou une faiblesse ? En litterature eels lui interdit une certaine forme de romantisme. Nous avons cu nos romantiques, comme tout le monde, mais, des qu'iLs eta.ient grands, its devenaient classiques. Aloes que Byron, Shelley, sont superstitieux (oui, meme le rationaliste Shelley voyait des spectres), Hugo et Lamartine sont de grands bourgeois.

l'histoire de Swinburne rendant visite A Hugo au moment du jubile de celui-ci. " Je bois a votre sante comme A celle d'un fils," dit Hugo. Sur quoi Swinbume vide son verre et, suivant la plus noble tradition ecossaise, le jeta ensuite par-dessus son epaule. Le verre alla se briser sun le plancher, eclaboussant le tapis et Victor Hugo, exaspere par cette fiere et poetique maniere de casser la vaisselle, regards. avec &goat le romantique en action. C'est un beau symbole.

Mais je ne crois pas qu'entre sagesse fransaise It la Girsiudoux, stigesse classique,' sagesse -provinciale, sa.gesse de ,fonctionnaire, et romantisme anglais oti &Remand; ii soit necessaire de prendre parti. C'est un peu comme si on voulait prendre parti entre l'anemone et le narcisse, entre l'elephant et le tatou. Tous deux sont des formes naturelles qu'ont lentement modelees les annees, et qui ont chacune leur beaute propre et leur place dans la, nature. Mais il est sain, je erois, que le realisme des Francais fa.sse equilibre e. la politique;plus romantique, d'autres peuples. Ce n'est pas un Francais, c'est le .plus anglais des Anglais, Lord Salisbury, qui a ecrit cette curieuse phrase : "Tout irait mieux dans le monde s'il etait interdit d'ecrire des livres de metaphysique dans une langue autre que le franeais."