11 MARCH 1938, Page 15

PRIX ET SALAIRES

[D'un correspondent parisien]

MALGRE les preoccupations d'ordre exterieur, 'Inquietude de la plupart des Francais ne &passe guere les probl ernes domestiques. Au premier rang se place le prix du bifteck, figure populaire pour designer he coat de la vie. Le bifteck de qualite courante se vend de seize a dix-sept francs la livre. Depuis octobre 1936 il a augment& de 33 pour cent. Dans ces conditions, on comprend que le prix des denrees interesse plus que les discours d'outre-Rhin ou les demissions d'outre- Manche.

Evidemment, pour qui sait raisonner, ce n'est pas he bifteck qui monte mais le franc qui baisse. Il y a dix-huit mois certains restaurants affichaient un repas a dix francs; aujourd'hui c'est treize francs. Etant donne que pendant cc temps le franc perdait la moitie de sa valeur, une augmentation de trente pour cent ne semble pas excessive. En v erne, la vie n'est pas there en France si l'on se rapporte a l'avant-guerre, c'est-i-dire an franc-or. Ce sont les salaires qui n'ont pas progress& en proportion. A premiere vue le remede parait simple : l'echelle mobile automatique. Le Parlement vient d'en voter le principe. Mais ce remede n'est-il pas simpliste plutat que simple ? N'allons-nous pas voir he supplement de salaire s'ajouter au prix de revient, ce qui amenera une nouvelle hausse du prix de vente ? Combien de temps pourrons-nous tourner dans ce cercle ?

Le probleme est mal pose de la sorte, ainsi que nous I'avons déjà signale ici-meme. C'est le coat de la vie qu'il faudrait ramener au niveau des salaires. Tache ardue et compliquee, car si le prix du bifteck reste du domaine economique, c'est surtout la politique qui conditionne la devaluation de la monnaie. De toutes les oeuvres de Dickens nous aimons en France surtout David Copperfield; on en a tire une piece que justement l'Odeon vient de reprendre. Wilkins Micawber nous rejouit. Or, dans tin passage celebre sur les recettes et les depenses, il pose notre probleme tres exactement. II est vrai que malgre cela it etait incapable d'equilibrer son propre budget.

Aurions-nous pris M. Micawber pour modele ? Nous avons tendance a engager des depenses sans reflechir aux consequences, puis a attendre l'echeance dans l'espoir que something will turn up. L'heure du reglement parait toujours lointaine. Du reste, le mot &Fiance lui-meme a perdu de sa force. Si la jeune generation lit encore Balzac, ou Zola, ou Daudet, que doit-elle penser de ces gens d'un autrc age pour qui un protet representait non seulement l'aneantissement mais la honte ? De nos jours on ne se suicide plus lorsqu'on ne peut faire face a l'echeance. Tout simplement on ne pale pas. Mais les dettes s'accumulent et le jour viendra bien ou it faudra les regler ou les remettre.

Pendant la guerre, sans doute, le moratoire etait inevitable. C'est regrettable, car il a contribue au renversement de bicn des choses. Rien n'est plus facile que de decreter un mora- wire ; rien n'est plus difficile que de s'en debarrasser. En vingt ans, par exemple, nous avons cu 47 (quarante-sept !) lois sur les loyers ; la derniere date du 31 decembre 1937. Pourtant nous ne sommes pas encore revenus au droit commun ! Passe encore pour les moratoires de guerre, mais it y a aussi des moratoires de paix. Depuis 1936 des debiteurs " mal- heureux et de bonne foi " peuvent obtenir, " a titre provisoirc," des &Isis de grace, meme apres jugement &Sniff. Ce privilege est Hittite aux dettes contractees " a l'occasion dc l'acquisition d'un fonds de commerce ou artisanal " et " son unique objet est de contribuer au reiressement econornique." En attendant ce redressement on proroge les delais de grace. Comme M. Micawber on espere qu'il adviendra quciquc chose.

Il adviendra, sans doute, un retour au bon sens et aux saines finances. La Revue des Deux Mondes publie les carnets de Ludovic Halevy. Its sont reconfortants. Il ecrivait en 1879: " Depuis 1871 je preclis toujours pour le lendemain le grand gachis. Et cependant les choses vont leur train et la France est toujours la, toujours debout, toujours vivante, apres tout ces malheurs, apres toutes ces folies." En 1890 it ajoutait en marge : " J'ai continue depuis onze ans a redouter et a annoncer des catastrophes qui ne sont pas venues." Acceptons-en l'augure.